Arnaud Schwartz , le 19/09/2017 à 18h05
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Au fil de ses longs métrages, profondément marquants, le Russe Andreï Zviaguintsev s’approche toujours un peu plus de ce que le Chinois Jia Zhang-ke est à son propre pays : une conscience d’une lucidité à toute épreuve, à la fois intransigeant dans sa vision du présent et apte à dépasser la singularité du temps et du lieu pour tendre vers l’universalité – souvent peu rassurante – de la nature humaine.
Plus son œuvre se construit, plus l’auteur d’Elena et de Leviathan affine sa capacité à donner à ses récits une dimension politique sous-jacente, jamais pesante, critique sociale en même temps que constat philosophique sur la violence plus ou moins insidieuse du pouvoir et de la norme.
Avec Faute d’amour, prix du jury du dernier Festival de Cannes, il réussit l’un de ses films les plus implacables tout en allégeant certains partis pris de mise en scène qui pouvaient donner à ses précédentes réalisations un effet de total écrasement. Cet « allégement » – très relatif – éloigne un peu ses personnages du mythe dans lequel il les ancrait très visiblement au début de sa carrière (Le Retour, Le Bannissement) pour les amener à se débattre dans un monde de plus en plus réel et concret. Son cinéma y gagne encore en puissance et en richesse.
La famille, symbole d’un dysfonctionnement collectif
La famille, dont la désagrégation chez Zviaguintsev est toujours le symbole d’un dysfonctionnement collectif autrement plus ample, est à nouveau au centre de ce récit qui commence dans l’âpre banalité d’un divorce. Boris et Genia, la trentaine bien entamée, n’ont plus rien d’autre en commun qu’un appartement, qu’ils cherchent à vendre pour recouvrer, chacun de leur côté, une pleine et entière liberté.
Et un fils unique, Aliocha, fruit encombrant d’un amour disparu dont aucun des deux ne veut assumer la responsabilité. Boris a une nouvelle compagne qui attend un enfant de lui. Genia a rencontré un homme aisé qui semble prêt à l’épouser. Aliocha, sommé de ranger sa chambre lorsqu’il y a des visites, sent bien qu’il n’est plus qu’un poids dans cette course folle des adultes vers le mirage d’un nouveau départ. Un plan – bref et inoubliable, si simple et si glaçant – illustre ce désespoir de l’enfant (incroyable Matveï Novikov), avant que le film et la vie du couple brisé ne basculent un peu plus.
Aliocha disparaît. La police est prévenue. Des recherches sont menées, y compris par des groupes de bénévoles qui organisent des battues entre les tours d’immeubles noyées dans la brume, entre chien et loup, de plus en plus loin dans la forêt environnante, parsemée de bâtiments à l’abandon.
Une critique d’un individualisme forcené
Entouré de ses fidèles scénariste et chef opérateur, Oleg Negin et Mikhaïl Kritchman, Andreï Zviaguintsev signe un film saisissant de bout en bout, qui happe le spectateur sans le contraindre à suivre par une vile manipulation. Le suspense, chez lui, n’est pas affaire de ressorts scénaristiques, mais de fatum lié à la condition d’être humain, avec ce que cela signifie de lâcheté et d’égotisme. De ce point de vue, Faute d’amour est à voir comme une critique des effets mortifères d’un individualisme forcené, avec ses obsessions matérialistes et sa propension à faire table rase de ce qui préexiste. Une sorte de déclinaison, au cœur de la cellule familiale, du mantra capitaliste de la destruction créatrice – avec la même négation de l’être en général, du plus faible en particulier.
Mais on ne peut s’empêcher de penser que ce film, comme les autres, porte la trace d’une expérience personnelle sur laquelle Andreï Zviaguintsev a toujours jeté un voile plus que pudique. Lui qui, à ses débuts, résistait à l’idée même d’expliciter son œuvre pour ne pas en affaiblir la portée s’est toujours refusé au dévoilement personnel, à l’évocation de son enfance. On ne saurait l’en blâmer. Pourtant, du Retour à Faute d’amour, tous ses films s’articulent autour de l’âpreté des rapports de couple et filiaux. Pères taiseux, violents, en lutte, mères en proie à l’injustice, apaisantes mais aussi capables de calcul et de froideur.
Depuis Elena, cette tragédie aux résonances intemporelles se déroule dans le cadre contemporain d’une Russie rendue frénétique par le graal de la réussite matérielle, poursuivi par des êtres anesthésiés, las, amputés de leur sensibilité. Toujours les enfants trinquent, ballottés, exposés au grand fracas du désamour, condamnés par une faute qui n’est pas la leur.