Samuel Douhaire, Télérama, 05.12.17
« A man of integrity » : une charge implacable contre la corruption généralisée en Iran
Reza, modeste éleveur de poissons rouges, a quitté Téhéran pour s’installer à la campagne avec sa femme, directrice du lycée local, et son jeune fils. Bon mari, bon père, il n’a pas d’autre ambition que de vivre des fruits de son travail. En toute tranquillité, et surtout en toute intégrité. Un pot-de-vin versé à son banquier lui permettrait d’alléger ses dettes ? Reza préfère payer de lourds agios supplémentaires pour ne pas avoir à secompromettre. Mais sa vie devient un enfer quand la société de distribution d’eau décide de récupérer son terrain. La « Compagnie » fait pression sur le pisciculteur et sa famille. Matériellement, d’abord. Puis physiquement… Reza résiste et, sûr de son bon droit, ne veut rien céder. Au risque de tout perdre…
L’Iranien Mohammad Rasoulof est, lui aussi, un résistant. Et un cinéaste courageux. Au revoir (2011), son deuxième long métrage, était un réquisitoire terrifiant contre la république islamique et ses méthodes de persécution policière — un monde étouffant, mortifère, où le seul espoir était la fuite. Les manuscrits ne brûlent pas (présenté à Un certain regard, au Festival de Cannes 2013, mais inédit en salles) dénonçait avec force la censure politique et, à travers l’histoire d’un double complot contre des artistes, la volonté d’élimination des créateurs attachés à la liberté d’expression. Le réalisateur, condamné par un tribunal de Téhéran, sait qu’il peut être envoyé en prison à tout moment (lire ci-contre). Cela ne l’a pas dissuadé de tourner un nouveau brûlot. Un impressionnant thriller social, qui se révèle une charge implacable contre la corruption généralisée au pays des mollahs.
Dans Un homme intègre, tout s’achète — sous le manteau, de préférence —, tout se négocie : un coup de pouce pour qu’une plainte soit traitée en priorité par le juge ; un certificat bidon délivré par un médecin-légiste complaisant… Reza semble le seul à refuser ce système de petits arrangements et de passe-droits où tout le monde est complice. Dans une banque, un guichetier demande, en douce, une grosse somme pour assouplir un découvert. Il n’en touchera lui-même qu’une petite part : il faudra, aussi, graisser la patte du responsable de l’agence et ne pas oublier le directeur régional. Quand le beau-frère de Reza glisse quelques billets aux employés du tribunal pour accélérer sa sortie de prison, il les excuserait presque : « Il faut bien qu’ils vivent. Ils n’ont qu’un salaire de fonctionnaire… »
Dans ce contexte, les intérêts économiques, le pouvoir politique et les interdits religieux se confondent pour mieux contrôler les citoyens. Et exclure tous ceux qui ne rentrent pas dans le rang : les idéalistes comme Reza, ou les non-musulmans refusant de renier leur foi (dans une séquence bouleversante, des parents sont expulsés du cimetière où ils voulaient enterrer leur fille lycéenne). Désormais, lui explique un de ses amis d’université devenu trader prospère, « l’intelligence sociale » consiste, d’abord, « à raser les murs »…
Comme l’avocate d’Au revoir, Reza s’attend toujours à voir débarquer les hommes de main du potentat local pour fouiller ses placards, à la recherche d’un indice qui pourrait le fragiliser. Le cinéaste entretient, par sa mise en scène chirurgicale, une tension permanente. S’il abusait auparavant des procédés visuels pour exprimer l’enfermement, il est ici d’une sobriété glaçante. Des aboiements au loin dans la nuit suffisent à créer l’angoisse. Le film devient vite un cauchemar éveillé aux images et aux sons traumatisants : vacarme des corbeaux qui planent au-dessus des étangs, maison en flammes au crépuscule… Et le cauchemar est sans fin : dès que Reza pense avoir résolu un problème, il doit faire face à une nouvelle catastrophe, plus dramatique encore. Son beau-frère l’avait prévenu : « Certains apprennent vite, d’autres moins. Certains trop, d’autres pas assez. »Reza, lui, prendra son temps, mais s’endurcira (le regard de son interprète, Reza Akhlaghirad, impressionnant de colère rentrée, deviendra de plus en plus inquiétant). A son tour, il ourdira une machination machiavélique…
Et quelle ironie ! Voilà l’homme intègre salué, récompensé pour son intransigeance par ce système corrupteur qu’il a tant combattu… et dont il pourrait, s’il le souhaitait, devenir l’un des rouages interchangeables. Terrible morale, pessimiste et rageuse, de ce grand film.
En salle dès le 20.12