A.W., une esthétique du basculement – Cinema Galeries

A.W., une esthétique du basculement

    Introduction

    Cet article propose de conjuguer une distance objective à notre expérience subjective de l’œuvre de l’artiste thaïlandais.

    Introduction

    Cet article propose de conjuguer une distance objective à notre expérience subjective de l’œuvre de l’artiste thaïlandais.

    Cet article propose de conjuguer une distance objective à notre expérience subjective de l’œuvre de l’artiste thaïlandais. À écouter pendant la lecture :

    Le chant des oiseaux au crépuscule. Le chant des insectes dans la jungle obscure. Les craquements alentours au déplacement du public. Quelque chose d’indistinct bouge derrière les feuilles…

    La chaleur et des emoilitaires – la fraîcheur de la nuit tombante sur la forêt de Soignes. Une rencontre entre deux hommes, la barrière de la langue, mais les affections par-delà. Pas de représentation stigmatisée de l’homosexualité, inscrite dans un paysage géographique et culturel entre urbain et rural. La jungle et ses ambiances sonores. Une vieille dame entraîne alors le couple dans une histoire de crapauds et d’or…

    160526-théâtre_thibault-galland_fever-room_DEF-image-MemorandumLes caves du cinéma, une exposition Memorandum. Des projections, une photographie, des installations ou presque une exposition. Les thèmes s’égrènent dans mes déambulations physique et intérieure : le rêveur me saisit dès l’entrée, le père de Joe à travers sa maladie, le détour vers le chien rouge, ce beau mouvement de jeunes hommes, ce feu d’artifice qui traverse l’écran pour étinceler sur le sol… De mes pas, je parcours des strates mémorielles déployées en signal numérique.

    Entrée des artistes au KVS Bol pour Fever Room. Installé presque au sol dans ma position de spectateur. Pendant plus de quarante-cinq minutes, je scrute un écran puis deux, puis quatre. Une succession répétée d’images alterne avec des moments plus contemplatifs, le rythme se fait dans la succession. Le second écran apparaît offrant le contrechamp du regard des personnages. Puis dans la grotte, le rêve. Les écrans se font démultiplication simultanée des points de vue jusqu’au basculement. Le rideau se lève pour nous révéler notre présence sur la scène du théâtre. La même lampe clignote, en raccord avec le film. Après c’est plus abstrait, difficilement descriptible. D’abord la pluie lumineuse balaie nos corps de spectateurs, le vortex perceptif nous aspire presque vers l’Un, l’horizon nous écrase pour mieux nous traverser… La lumière est épaisse comme la fumée, ses contours délimitent d’autres territoires.

    […] si l’on commence par supposer qu’il n’y a qu’une seule étoffe primitive dans le monde, un unique matériau dont tout est composé, et si l’on nomme cette étoffe « expérience pure », on peut facilement expliquer l’acte de connaître comme un type particulier de relation mutuelle dans laquelle peuvent entrer des portions d’expérience pure.

    Avec ces quelques traces d’expériences audiovisuelles, je me propose d’observer rapidement comment Weerasethakul déploie des possibilités de connaître différemment des portions d’« expérience pure » par le recours à une esthétique du basculement.

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    Projection de Tropical Malady, Photo © Bea Borgers.

    Dans la forêt, le setting est pensé pour le moment cinématographique. Des transats et des couvertures pour regarder le film Tropical Malady (Sud Pralad, 2004) du réalisateur thaïlandais. Le public s’installe à mesure que la lumière décroît. Le film investit le cadre forestier à sa manière. Le premier territoire plutôt contemporain, semi-urbanisé et rural du film résonne avec l’expérience du citadin, qui s’est aventuré le temps d’une soirée de projection dans la forêt. Le second territoire, sauvage, scrute l’implicite, après un basculement dans l’imaginaire. La forêt et la jungle comme des régions de l’inconscient, la nuit manifeste la part sombre. La projection in situ semble alors à propos. L’esthétique du basculement que peut déployer Weerasethakul trouve un écho dans l’avancéelocale vers la nuit de la projection.

    In media resTropical Malady annonce narrativement le nœud de l’intrigue : un corps de bête retrouvée mystérieusement morte en pleine nature par un groupe de militaires. De ceux-ci, nous suivrons Keng (Banlop Lomnoi) dans ses échanges avec Tong (Sakda Kaewbuadee) et ses proches. Leur relation s’épanouit dans des cadrages urbains et naturels, sans trop de réprobation, plutôt avec la légèreté d’une idylle naissante. La mission séparera Keng de Tong au sein du premier territoire « réaliste ».

    Le basculement s’amorce à coups de photographies de Tong et grâce à la révélation de la présence d’un monstre décimant les bêtes sauvages, telle celle retrouvée au début du long métrage. Le lien narratif ainsi opéré, nous pouvons glisser dans la seconde partie du film : « Le parcours d’un esprit » narrant l’histoire d’un shaman pouvant changer de forme. Nous retrouvons les deux acteurs dans des rôles non identifiés, le soldat Banlop qui traque le sauvage Sakda dans la jungle nuit et jour, entre éveil et sommeil. Des thèmes fréquents comme dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Lung Boonmee raluek chat, 2010) se déroulant dans le territoire hostile et mythifié de la jungle, ou Mekong Hotel (2012) insérant aussi des fantômes parmi les vivants.

    Le premier récit urbain et contemporain s’est peu à peu délinéarisé pour présenter différents épisodes de la relation des deux hommes. Le second récit se centre autour de la traque presque irréelle entre l’homme et le fantôme dans cet espace liminal de la jungle. Dans une représentation insistant sur la polysensorialité, nous semblons alors avoir quitté la modernité pour tendre au mythique tant l’opposition se tisse de manichéisme. Pour autant, Weerasethakul arrive à greffer un commentaire sur la gestion « civilisée » de la nature avec le soldat prêt à fusiller le fantôme nu. A mesure que le second récit avance, le soldat quitte la technique moderne pour entrer davantage en phase avec l’environnement naturel. Le seuil est, par exemple, franchi lorsqu’il se fait disputer par le singe.

    La manière dont Weerasethakul esthétise le basculement d’un récit à l’autre, en jouant notamment sur l’identité des acteurs dans des rôles différents et le passage d’un territoire contemporain semi-urbanisé à la jungle profonde, indique manifestement une autre manière de connaître. Les confrontations entre les deux acteurs sont ainsi autant de contrastes thématiques entre les deux récits jouant des limites narratives. L’opposition finale entre le soldat et le tigre va, elle, puiser dans un substrat mythique pour nous proposer une scène d’anthologie. L’esthétique du basculement s’inscrit dans une lignée psychanalytique. C’est aussi la voie que nous pourrions tracer à travers l’expositionMemorandum.

    Avec Fever Room, Weerasethakul déterritorialise l’image cinématographique pour proposer une expérience de « cinéma étendu ». La preuve en est le basculement narratif sur écrans à une projection beaucoup plus abstraite, faisant un écho lumineux à Windows, essai formel réalisé par Weerasethakul en 1999. Nous retenons particulièrement le vortex emblématique du spectacle que crée l’artiste thaïlandais à partir de fumée et de lumière. Le rayon de lumière se fait cylindrique et projette des nuages. L’illusion perceptive se fait jour lorsqu’il devient difficile pour le spectateur littéralement happé par le tourbillon, de distinguer entre projection et concret. La projection se matérialise sous un autre aspect, elle (se) fait connaître différemment.

    348f598d8e40ec0c9ee0ce7d0ef11fe1-Apichatpong_Weerasethakul_Fever_Room_c_Courtesy_of_Kick_the_Machine_Films

    Dans le cadre de l’édition 2016 du Kunstenfestivaldesarts et d’une rétrospective au cinéma Galeries, Apichatpong Weerasethakul nous offre la possibilité d’appréhender autrement l’expérience qui tisse la vie. Tordant la narration audiovisuelle et la projection cinématographique, il explore des territoires fantasmagoriques. Ses projets dressent des parallèles assez saillants avec la ligne artistique du Kunsten scrutant cette année les zones obscures avec des propositions hautes en couleurs. Pensons àA Possibility of an Abstraction de Germaine Kruip, Natten de Marten Spangberg ou le projetCaveland en collaboration avec Philippe Quesne.

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