Costa-Gavras signe un film engagé et ironiquement édifiant sur les tentatives avortées de la Grèce d’infléchir les positions de la troïka lors de la crise de la dette en 2015
Fabien Lemercier, 1er septembre 2019, CinEuropa
À 86 ans, Costa-Gavras n’a absolument rien perdu de son mordant, ni de ses convictions politiques humanistes maintes fois brillamment démontrées au cours de sa prolifique carrière cinématographique, de L’Aveu à Amen en passant notamment par Missing ou évidemment par Z qui avait récolté cinq nominations et deux Oscars en 1970 en dénonçant la dictature des colonels en Grèce. Et c’est justement en s’emparant de nouveau d’un sujet d’actualité récente lié à son pays natal, la crise de la dette grecque en 2015 et les négociations houleuses ayant opposés à l’époque pendant des mois le gouvernement (de gauche « radicale ») Alexis Tsipras porté alors au pouvoir à la troïka (Commission européenne, Banque Centrale Européenne et Fonds Monétaire International) que le cinéaste braque ses projecteurs sur ce qu’il considère à l’évidence comme une variation moderne du totalitarisme, feutrée mais tout aussi impitoyable.
D’Athènes à Bruxelles, en passant par Paris, Londres et Francfort, Adults in the Room, dévoilé hors compétition à la 76e Mostra de Venise, nous propulse dans les coulisses des grandes décisions européennes, dans le sillage du combattif ministre grec des Finances Yanis Varoufakis (Christos Loulis) dont le cinéaste a adapté le livre Adults in the Room: My Battle with Europe’s Deep Establishment. Économiste sans expérience politique, Varoufakis, nommé à son poste par le premier ministre Tsipras (Alexandros Bourdoumis) dans la foulée de la victoire électorale du parti Syriza le 25 janvier 2015, veut obtenir des créditeurs de son pays une restructuration de la dette grecque et des plans de réformes soutenables car l’austérité imposée durant les cinq années précédentes n’a fait qu’aggraver la situation (la dette a grossi de 6% jusqu’à 473 Md€ d’euros tandis que les revenus nationaux ont décru de 26%). Loin d’être naïf (il porte toujours sa lettre de démission dans sa poche) et conscient que ses adversaires ne lui feront aucun cadeau, il espère pourtant trouver un compromis et persuader ses interlocuteurs. Mais de rencontres bilatérales en réunions de l’Eurogroupe, il découvrira que c’est à un véritable mur qu’il s’attaque dont le socle est son homologue allemand Wolfgang Schäuble (Ulrich Tukur) épaulé en première ligne par le président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem (Daan Schuurmans). Un duel d’un seul contre beaucoup (Christine Lagarde, Mario Draghi, Pierre Moscovici, etc.) où Yanis devra batailler pour un mot dans un communiqué, subir la duplicité de certains face à d’omniprésents médias, préparer en secret un plan B en cas de sortie de l’euro, éviter la fermeture des banques grecques, sentir le souffle périlleux des baisses de la Bourse, naviguer dans les manoeuvres de l’entourage de Tsipras et savoir s’il conserve la confiance de ce dernier (qui joue de son côté sa survie politique) face à un bloc européen qui réclame la tête du ministre rebelle, et constater finalement que l’humain n’a que bien peu de poids aujourd’hui en Europe face aux diktats financiers.
D’un matière qui aurait pu se révéler particulièrement aride (des chiffres, des hommes en costume autour de vastes tables de réunion, etc.), Costa-Gavras réussit à faire un film passionnant, instructif et souvent divertissant tant une ironie terrible accompagne les nuances de cette nouvelle version de David contre Goliath (mais le second gagne). Un léger décalage réjouissant renforcé par la musique sirtaki composée par Alexandre Desplat et par quelques séquences carrément surréalistes (Tsipras cerné dans un labyrinthe par les autres dirigeants européens, des myriades de chiffres tourbillonnant dans l’air de la BCE). Certes, le film est à charge, clairement engagé en faveur d’un camp et certains pourraient y voir une satire trop partiale, mais rien n’est moins sûr… Ce qui est certain en revanche, c’est que Adults in the Room met intelligemment en lumière et à la portée de tous, des rouages que les initiés préfèrent souvent tenir dans l’ombre sous le prétexte que « comment des gens du commun peuvent-ils décider de matières économiques complexes ? » Et qui mieux qu’un Grec et qu’un cinéaste de la trempe de Costa-Gavras pouvait exposer les différentes facettes de cette question de démocratie ?