Beanpole, deux ans après Tesnota, Beanpole vient confirmer le talent de mise en scène peu commun du jeune prodige russe Kantemir Balagov. Itinéraire d’un enfant gâté par les dieux du cinéma.
Nicolas Clément, Focus vif,
Certains voient déjà en lui l’avenir du cinéma mondial. À 28 ans seulement, ce fan absolu de Tchekhov et de Kendrick Lamar peut se targuer d’alimenter légitimement de nombreux espoirs. Toute la spécificité de l’art de Kantemir Balagov tient d’ailleurs dans cet improbable grand écart: héritier revendiqué de la robuste tradition russe, il porte en lui, et dans son geste de cinéma, le souffle vital de la jeunesse, une urgence toute contemporaine.
Comme l’amant de l’héroïne rebelle de son premier coup d’éclat, Tesnota (2018), dont la déflagration intime et politique avait déjà fait trembler la Croisette à l’époque, Balagov est d’origine kabarde, communauté de la région déshéritée du Caucase du Nord dont Naltchik tient lieu de capitale. C’est là, à près de 1.500 kilomètres au sud de Moscou, que le jeune homme naît au début des années 90, dans les derniers soubresauts d’une Union soviétique exsangue appelée à la dissolution. Fils d’un entrepreneur local et d’une prof de chimie et de biologie, il grandit en consommant beaucoup de films populaires. À l’adolescence, déjà, il bricole de petites vidéos, seul ou avec des amis, mais se tourne d’abord vers des études d’économie. Il ne les terminera pas, préférant intégrer au sein même de l’université l’atelier de cinéma fondé et dirigé par l’immense Alexandre Sokourov (Moloch, Faust). C’est en disciple avoué du maître qu’il signe ses premiers courts métrages. Un cinéaste, un vrai, est né.
Retour vers le passé
Tourné en numérique, Tesnota, son premier long métrage, s’inspirait d’une histoire vraie. En 1998 à Naltchik, sa ville, l’enlèvement de deux jeunes fiancés juifs avait, en effet, défrayé la chronique, le montant, particulièrement élevé, de la rançon exigée y divisant les familles comme la population. Étudiant les conséquences humaines du drame, le film accompagne les élans de vie brisés de la soeur du kidnappé, beauté sauvage et indocile rétive aux conventions, autour de laquelle se noyaute un véritable choc des générations.
Beanpole, aujourd’hui, remonte encore un peu plus loin dans le temps. En 1945, à Leningrad. La guerre y est enfin terminée mais la ville et ses habitants sont ravagés à la suite du siège que l’on sait, et l’hiver s’annonce. Dans ce climat de misère et de chaos, deux femmes, la blonde Iya et la rousse Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur existence. Asperge longiligne au physique de girafe, la première travaille comme infirmière dans un hôpital où sont soignés des anciens combattants blessés. Souffrant elle-même d’un syndrome post-traumatique sévère se manifestant sous forme de crises de tétanie qui la laissent figée en de longues absences, elle retrouve la seconde, moralement et physiquement abîmée, à son retour du front. C’est le début d’un quotidien partagé où la souffrance le dispute à la sidération qui succède à l’horreur.
Un livre, en particulier, a inspiré Kantemir Balagov, par ailleurs scénariste du film: La guerre n’a pas un visage de femme (1985), essai documentaire de l’écrivaine biélorusse nobélisée Svetlana Aleksievitch composé à partir d’histoires enregistrées sur magnétophone de femmes ayant participé à ce que l’Union soviétique désignait alors comme la « Grande Guerre patriotique ». À sa lecture, Balagov découvre un monde dont il ignorait l’existence. Il ne savait rien, ou presque, du pire siège de l’Histoire et surtout du rôle tenu par les femmes. Naît alors chez lui le désir de comprendre profondément ce que deviennent un corps et un esprit abusés, ravagés, de montrer comment le conflit marque les visages et vide les regards. Alors qu’on le rencontre à Cannes, en mai dernier, il raconte: « La littérature me sert toujours de guide dans la manière de construire les relations qui unissent mes personnages. Que ce soient les livres de Svetlana Aleksievitch, ceux d’Andreï Platonov ou bien encore certaines nouvelles de Tchekhov. Il était d’ailleurs très important pour moi que les actrices du film lisent ces livres et s’en imprègnent. Afin qu’elles puissent trouver le ton juste dans leur jeu, dans leur manière d’aborder les dialogues, mais aussi pour s’immerger dans l’atmosphère des événements qui servent de toile de fond à Beanpole. Une fois ce travail effectué, commence alors une étape intense de répétitions, qui consiste à rendre les choses moins figées, plus organiques. » Plus cinématographiques, en somme.
Une vie à l’étroit
Gueule d’ange aux bras tatoués et à la nonchalance clairement affichée, Balagov dégage quelque chose de l’ordre d’une force tranquille. En interview, ses réponses sont tantôt flottantes, tantôt sèches et tranchantes, comme ses films. Très factuelles, aussi. Le regard semblant toujours perdu quelque part dans le vague, il donne le sentiment de volontairement planer un peu, mais aussi de ne pas trop vouloir en dévoiler sur ses intentions d’auteur exigeant. À plusieurs reprises, il se défend d’avoir voulu signer une oeuvre aux résonances contemporaines, préférant plutôt commenter les caractères extrêmes de ses deux protagonistes: « Pour moi, elles fonctionnent comme le yin et le yang. Elles sont très différentes mais se nourrissent l’une l’autre. J’aime à penser que chacune d’elles est une héroïne à sa façon. Beanpole (une perche, un grand échalas, en anglais, NDLR) est un titre qui reflète non seulement la taille peu commune d’Iya mais aussi la maladresse de ses sentiments. »
Comme Tesnota, ce deuxième long métrage traite par la bande de la difficulté à former une famille. Quand on lui demande s’il est habité par le désir de bâtir, de film en film, une oeuvre cohérente, Balagov répond simplement: « J’aime à penser que ces deux films restent très différents l’un de l’autre, malgré tout. Si je devais les rapprocher, ce serait davantage en termes de mise en scène, quelque chose de l’ordre de l’étouffement dans la manière d’appréhender l’espace, qui renvoie aux sentiments profonds de personnages contraints dans leur quotidien. »
La grande et blonde Iya (Viktoria Miroshnichenko) et la rousse Masha (Vasilisa Perelygina, à droite): deux femmes comme le yin et le yang. Intérieurs exigus, plans hyper rapprochés sur les corps et les visages, cadres serrés au format 1:33, esprit communautaire étriqué, poids écrasant des traditions… Tout, dans Tesnota (Closeness, pour la version anglo-saxonne), dénotait en effet déjà la claustrophobie et l’asphyxie. Jusque dans cette inoubliable scène de danse silencieuse, douloureusement libérée, qui survenait dans l’ultime partie d’un film au sous-titre français limpide: Une vie à l’étroit.
Une logique similaire opère dans Beanpole, le film ayant bien souvent des allures de huis clos théâtralisé où le champ de ruines intérieur qui habite les protagonistes renvoie sans guère d’ambiguïté à la débâcle du monde alentour. Dans une scène fondatrice, la suffocation y est d’ailleurs cruellement littérale: au début du récit, Iya, prise d’une crise incontrôlable, étouffe ainsi par accident l’enfant de Masha sous son poids. D’une noirceur insoutenable, la séquence s’étire en une lente agonie aussi impitoyable qu’infiniment pudique. Soit l’une des définitions possibles de la réalisation virtuose de Kantemir Balagov. Le jury de la section Un Certain Regard du Cannes 2019 ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a décerné à Beanpole le Prix cent fois mérité de la mise en scène au printemps dernier.
Peintre des sentiments
Parfois simplement éclairée à la bougie, la photographie du film évoque quelque chose de très pictural, un peu comme si un tableau d’époque était constamment occupé à prendre vie sous nos yeux, avec des tons de vert et de rouge prédominants. Une petite lueur d’excitation s’allume dans l’oeil du cinéaste: « Pendant le processus créatif de Tesnota, ma principale source d’inspiration était le photoréalisme. Mais pour Beanpole, c’était vraiment la peinture, oui, et plus particulièrement les grands maîtres de la peinture hollandaise. » Impossible, en effet, de ne pas penser à Rembrandt et, plus encore, à Vermeer, pour ne citer que les référents les plus évidents, à la vision du film. « Quant aux couleurs, j’aime les utiliser dans un sens très dramaturgique. Le rouge symbolise pour moi le trauma, et le vert la vie. Les deux couleurs se livrent sans cesse un véritable combat à l’écran. »
Légèrement galvanisé, Balagov insiste sur le fait qu’il a modifié une partie de son équipe technique et étendu ses collaborations entre ses deux longs métrages. Il ne tarit par exemple pas d’éloges sur sa nouvelle directrice de la photo, justement, en qui il a une confiance aveugle, Ksenyia Sereda, une jeune femme à peine âgée de 25 ans qui, nous dit-il, a apporté une sensibilité très spécifique au film et a contribué à élargir la palette de sentiments explorés par le réalisateur. Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins, le cinéma du petit prodige russe, pas du genre joyeux drille, demeure d’une assez radicale austérité et d’une violence sourde. « Je reste convaincu que les choses les plus sacrées se jouent toujours dans les silences. C’est pour ça qu’il est très important pour moi d’installer une atmosphère de peu de mots. »
Lorsqu’on l’interroge sur ses réalisateurs de chevet, c’est le réalisme poétique de Marcel Carné qu’il évoque en premier. « Je puise essentiellement mon inspiration dans un cinéma classique assez ancien. » Les noms qui viennent ensuite sont ceux de ses compatriotes Mikhaïl Kalatozov (Quand passent les cigognes) et Alexeï Guerman (Khroustaliov, ma voiture!). Puis toute une sarabande d’incontournables auteurs européens: Bresson, Roberto Rossellini, Luchino Visconti, Marco Bellocchio, les frères Dardenne de Rosetta… « Je ne suis pas tellement intéressé par leur manière de penser, mais bien par leur manière de traduire des sentiments. Pour moi, le cinéma est avant tout une affaire d’émotions », martèle le jeune cinéaste qui vit désormais à Moscou.
« Quand je termine un film, je suis toujours un peu obsédé par l’idée que j’aurais pu mieux faire », ajoute-t-il encore l’air grave. Son prochain projet? Il le promet, il s’intéressera cette fois à l’époque contemporaine. Kantemir Balagov, cinéaste du futur, obsédé par l’Histoire, qui regarde le présent? On demande à voir.