« Pourquoi n’y a-t-il aucun souvenir de Christine dans la famille d’Éric Caravaca, le réalisateur de Carré 35 ? Sans doute parce que la tristesse est trop grande. Pourtant Christine est décédée il y a presqu’un demi-siècle. La blessure a donc eu le temps de cicatriser… et pourtant elle est encore ouverte. Profonde. Ce film documentaire d’une heure à peine, très bien écrit et monté, est un moment d’intense émotion et de réflexion sociale et humaniste.Pourquoi la mère d’Éric a-t-elle brûlé toutes les photos de sa première fille ? Parce que je n’aime pas revenir en arrière, répond-elle simplement. C’était son premier enfant, pourtant. La chair de sa chair. Le cinéaste ne comprend pas. Quelque chose lui échappe et il veut découvrir quoi
Carré 35 est de fait construit comme un voyage initiatique vers le passé. Éric Caravaca retourne au cimetière français de Casablanca, tente de remonter le fil de l’histoire de sa famille. En off, sa voix chaude et profonde raconte au spectateur la rencontre de ses parents, tandis qu’apparaît sur l’écran le film en super 8 de leur mariage. L’auteur y interroge sa mère et son père comme un journaliste interviewe des acteurs ou des réalisateurs. Il raconte également ce qu’il ressent, avec une émotion perceptible et très touchante : même si son corps reste absent, son âme, elle, est présente et palpable à chaque plan : des images d’archives de la période coloniale aux images des visages de ses parents sur lesquelles roulent de petites larmes, trahissant le lourd poids d’un terrible secret enfoui depuis longtemps au fond du cœur et de la conscience, et que le cinéaste finit par percer à force d’écoute, de patience et de persévérance.
Comme nombre d’enfants avant elle, Christine a oublié de respirer en sortant du ventre de sa mère. Des mois après sa venue au monde, ça recommence. La maman se précipite à l’hôpital, mais la santé du bébé continue de se dégrader. Jusqu’à s’endormir à jamais dans son petit lit. Mais la santé fragile de Christine ne constitue pas la véritable raison pour laquelle les parents d’Éric Caravaca ont gardé le silence pendant des décennies. Le tabou est bien plus difficile à avouer. Bien plus difficile à briser. En réalité, c’est la trisomie de leur fille qui a poussé les parents du réalisateur à taire son existence. Car les mœurs des années 50-60 n’étaient pas les mêmes que celles d’aujourd’hui.
Par les témoignages et les images d’archives de propagande nazie montrant de jeunes enfants atteints de handicaps physiques et mentaux, c’est finalement à nos propres démons que nous renvoie Carré 35 : la peur de la différence, la pitié pour ces êtres (in)humains condamnés à subir leur existence plutôt qu’à la vivre pleinement. Cependant, et même si c’est plus facile à dire qu’à faire, il faut continuer de se battre pour que ces vies vaillent la peine d’être vécues. »
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