Véronique Cauhapé – Le Monde – 30/01/2019
« Si Beale Street pouvait parler » : l’amour en plein chaos
Tiré d’un roman de James Baldwin, le film de Barry Jenkins confronte un couple aux injustices et au racisme.
Le précédent et deuxième long-métrage de Barry Jenkins, Moonlight(Oscar du meilleur film en 2017), avait saisi par sa beauté formelle qui rendait grâce et dignité à l’histoire écrite par le dramaturge Tarell McCraney, sur l’itinéraire d’un Noir homosexuel aux prises avec la solitude, la cruauté et le crack, dans un ghetto de Miami. Le troisième film du cinéaste américain, Si Beale Street pouvait parler, qui s’inspire cette fois du roman de James Baldwin (Stock, 1997), atteint de la même façon par la beauté d’une image dont le grain, la patine et la couleur diffusent immédiatement une sensualité qui touche les sens. Cette esthétique n’a cependant pas pour seule finalité de provoquer les émotions. Elle célèbre aussi le propos d’un roman qui fait triompher l’amour contre les forces visant à le détruire.
Car, dans le Harlem des années 1970, Tish (Kiki Layne) et Fonny (Stephan James), inséparables depuis l’enfance, s’aiment d’un amour absolu. Ils n’ont pas 20 ans, mais sont prêts pour le mariage, les enfants, toute une vie ensemble. L’Amérique de cette époque, elle, ne l’est pas. Fonny est accusé d’avoir violé une Portoricaine qu’il n’a jamais rencontrée. Il est incarcéré. Tish est enceinte. Alors qu’il résiste entre quatre murs, porté par l’espoir de voir naître son enfant, elle entreprend un combat pour innocenter son amoureux et le faire sortir de prison.
Elle a de son côté une famille aimante, ses parents et sa sœur, mais aussi le père de Fonny, qui n’hésitent pas à recourir à des moyens illégaux pour rassembler l’argent nécessaire à la défense du jeune homme. Elle a contre elle l’Amérique, où les Noirs sont considérés comme des coupables idéaux et pour lesquels l’accès à la justice n’est pas la même que pour les Blancs. Incarcéré durant des années pour un crime qu’il n’avait pas commis, Daniel (Brian Tyree Henry), le meilleur ami de Fonny, en sait quelque chose. « L’homme blanc, c’est le diable, ils se sont amusés avec moi parce qu’ils pouvaient », confie-t-il à l’issue d’une longue et pudique conversation qui donne lieu, pendant une dizaine de minutes, à l’une des plus puissantes séquences du film.
Le politique et l’intime
Tish et Fonny, que rien ne pouvait séparer, le sont désormais par la vitre d’un parloir. Les flash-back les rassemblent, par les soins d’un cinéaste qui construit son film sur ces allers et retours. Le premier frôlement des corps qui révèle le sentiment amoureux, la première étreinte, d’une délicatesse infinie, les instants heureux alternent avec la lutte plus âpre que mène Tish pour faire libérer celui qu’elle aime. Barry Jenkins travaille à l’union de ces deux pôles, le politique et l’intime, par une mise en scène et un montage qui les imbriquent l’un et l’autre. La palette chromatique, les lignes mélodiques de la bande-son, l’ambiance du Harlem (en s’inspirant des images de grands photographes), le déplacement des corps à l’intérieur du cadre participent à cette harmonisation entre le monde extérieur répressif et l’histoire d’amour lumineuse.
Sur ce point essentiel, le cinéaste demeure fidèle à James Baldwin, romancier de l’existentialisme politisé, de la lutte pour la reconnaissance de l’identité noire et des droits civiques. Mais un romancier usé quand il écrit Si Beale Street pouvait parler, au début des années 1970. Las des deux décennies qui ont précédé, durant lesquelles il n’a cessé, par les actes et son œuvre, de défendre la cause des Noirs américains, l’écrivain a quitté les Etats-Unis pour s’installer en France. Il s’en remet alors à ce en quoi il a toujours cru : l’amour et ses vertus, étant demeuré convaincu qu’elles seules sont capables de sauver l’humanité, les Noirs de leur condition et le monde du chaos. C’est cette croyance idéaliste qu’incarnent Tish et Fonny, et à laquelle rend brillamment hommage Barry Jenkins, dans un élan de délicatesse qui porte au sommet à la fois la littérature et le cinéma.
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En salle – Cinema Galeries.
VOF sous-titrée néerlandais
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