Karim Aïnouz signe un scintillant mélodrame tropical autour de deux soeurs fusionnelles que le destin sépare dans le Brésil des années 50.
Jean-François Pluijgers, Focus Vif
Septième long métrage de Karim Aïnouz, La Vie invisible d’Eurídice Gusmão vient souligner, quelques mois après Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, et en attendant la sortie prochaine de Divino Amor de Gabriel Mascaro, la vitalité retrouvée du cinéma brésilien. Adaptant le roman de Martha Batalha, le réalisateur de Madame Sata s’y essaie avec bonheur au mélodrame tropical pour déployer, dans la langueur de couleurs granuleuses, le destin contrarié d’Eurídice et Guida Gusmão.
Soit, à Rio dans les années 50, deux soeurs de 18 et 20 ans unies comme les doigts de la main, filles d’un boulanger rêvant l’une d’une carrière de pianiste en Europe, l’autre du grand amour. À quoi leur père préférerait plus prosaïquement une union profitable avec quelque fils de notable -perspective funeste à laquelle Guida se soustrait en disparaissant une nuit avec Yorgos, un avenant matelot grec, laissant derrière elle une Eurídice étouffant bientôt dans un mariage arrangé. Quand l’aînée réapparaît, enceinte d’un amant l’ayant abandonnée pour une autre, c’est pour se voir violemment rejetée par leur père, ce dernier lui faisant croire en outre qu’Eurídice réalise son rêve musical en Autriche. Et les deux soeurs de poursuivre une vie de chassés-croisés, mues par l’espoir d’un jour se retrouver, Eurídice engageant un détective tandis que Guida lui adresse des lettres ne trouvant pas leur destinataire…
Élégance toute mélancolique
Si le titre est singulier, le portrait est pluriel, ressort d’un mélodrame classique osant une filiation manifeste avec le cinéma de Douglas Sirk (sentiment encore accru par la concomitance dans le temps). Karim Aïnouz y ajoute l’ancrage brésilien, et la pression exercée sur ces héroïnes de l’ombre et de lumière par une société patriarcale agissant par père ou époux interposés. La Vie invisible d’Eurídice Gusmão se révèle ainsi récit à deux voix unissant la fille-mère confrontée aux vicissitudes de l’existence et la jeune femme effacée subissant les assauts de son mari dans un même combat pour l’émancipation au féminin. Un sujet à la résonance contemporaine traité avec une grâce toute mélancolique, la caméra vibrant au plus près de personnages -magnifiques Julia Stockler et Carol Duarte- comme suspendus à une attente vouée à demeurer insatisfaite. Reste alors la pureté des sentiments et la puissance des émotions, qu’Aïnouz traduit avec une suprême élégance sertie de pudeur, orchestrant avec maestria le ballet des rendez-vous manqués en un crescendo tendu vers un final déchirant. Moment de pure magie que celui-là, point d’orgue d’un film de toute beauté, Prix Un Certain Regard lors du dernier festival de Cannes.