Jérémie Couston – Télérama – 07/12/2018
Aux confins du monde de Guillaume Nicloux, l’héritage de Raoul Coutard, chef opérateur mythique
Le chef opérateur du “Mépris”, de “Jules et Jim” ou de “L’Aveu” est resté son ami jusqu’à sa mort en 1996. Guillaume Nicloux raconte l’influence qu’il a eu sur la maturation des “Confins du monde”.
A bout de souffle, Le Mépris et Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, Lola, de Jacques Demy, Jules et Jim etLa Peau douce, de François Truffaut : Raoul Coutard(1924-2016) a éclairé les chefs-d’œuvre de la Nouvelle Vague, ainsi que d’autres films engagés (La 317e section, de Pierre Schoederffer, Z et L’Aveu, de Costa-Gavras). A la fin de sa carrière, il a croisé la route du jeune Guillaume Nicloux, qu’il a accompagné dans le tournage de ses quatre premiers films. Dans Les Confins du monde, film-trip sur la guerre d’Indochine, en salles ce mercredi 5 décembre 2018, Nicloux rend hommage aux souvenirs opiacés de son ami chef opérateur.
Comment s’est passée votre rencontre avec Raoul Coutard ?
Il a fait partie, comme Gérard Depardieu, de ma mythologie cinéphilique. J’ai découvert Raoul dans Le Mépris. J’ai vu ce chef opérateur, avec une sacrée gueule, jouer son propre rôle, perché sur sa caméra. J’ai toujours été faciné par cette scène d’ouverture, l’une des plus belles au monde, qui ravage émotionnellement, une mise en abyme cinématographique très puissante.
Quand j’ai écrit mon premier film, à 21 ans [La Piste aux étoiles, 1988], financé avec ma compagnie de théâtre, La Troupe, je ne connaissais rien au cinéma. J’avais appris la mise en scène en écrivant des pièces de théâtre. J’ai envoyé mon scénario à Raoul Coutard, l’homme que j’admirais le plus. A ma grande surprise, il m’a rappelé, nous nous sommes rencontrés et de là est né une complicité qui a duré jusqu’à la fin de sa vie.
Que vous a-t-il transmis ?
J’ai énormément appris, surtout humainement. Le côté artistique était accessoire pour moi. A chacune de nos rencontres, de nos discussions, le sujet de la guerre d’Indochine [1946-1954] revenait. Il a toujours vécu avec cette puissance évocatrice concernant ce moment de sa vie. Qui correspond un peu au moment dont je parle dans Les Confins du monde. Même si je me suis énorménent documenté pour l’écriture, les témoignages de Raoul ont beaucoup plus compté.
Je me suis plus attaché au sentiment de la vérité qu’à l’histoire officielle. Je n’avais pas de passion pour l’Indochine, mais la façon dont Raoul m’en parlait m’intéressait : il y avait un mélange de profonde nostalgie pour les palmiers, l’opium, la congaï [concubine vietnamienne, à l’époque de la colonisation], et de traumatisme lié à l’extrême rudesse de la quotidienneté des soldats confrontés à la guérilla, c’est-à-dire une guerre de corps à corps où l’ennemi est au coin de la rue.
D’une certaine façon, Raoul ne perdait pas de vue que les Français reproduisaient en Indochine exactement ce que les Allemands avaient produit en France quelques années plus tôt. Aujourd’hui cela paraît désuet de dire ça. Il faut être un abruti pour pouvoir douter de la nocivité du colonialisme. D’ailleurs le président Macron a été très courageux de l’apparenter à un crime contre l’humanité.
Le témoignage de Raoul a été une des pierres angulaires des “Confins du monde”
Raoul Coutard a-t-il participé à l’écriture des Confins du monde ?
Il y a deux familles de films : ceux qui s’écrivent au long cours, nourris par d’autres films, et ceux qui se tracent en quelques semaines, comme L’Enlèvement de Michel Houellebecq ou Valley of Love.Les Confins du monde appartient à la première catégorie. J’ai commencé l’écriture en 2004. Assez rapidement, j’ai parlé à Raoul de mon projet et on a eu plusieurs discussions, jusqu’à la dernière, la plus troublante.
Je ne lui avais jamais dit que je m’inspirais d’un soldat qui avait existé, Roger Vandenberghe (1927-1952) pour le personnage de Gaspard Ulliel. Lors de notre dernière conversation téléphonique, il m’a dit qu’il avait très bien connu ce Vanderberghe en question, qu’il avait même participé à des sorties nocturnes avec lui. Il était le précurseur de la guérilla en adoptant la même technique de combat que les Viet Minh : sortir la nuit, dans des costumes noirs, pieds nus… Raoul avait une contre-histoire sur ce soldat. Un regard humain, pas un regard de chercheur, d’historien. Le témoignage de Raoul a été une des pierres angulaires de mon film.
La nostalgie de la guerre de Raoul Coutard est-elle compatible avec son anticolonialisme ?
Il pouvait être très étonnant sur ses prises de positions. C’est la richesse de l’individu : être dans le paradoxe. Les personnes que j’affectionne beaucoup dans le métier sont toutes sur le même modèle, comme Gérard Depardieu ou Michel Houellebecq, avec lesquels je vais bientôt tourner. Ils ne sont ni dans la posture, ni dans le contrôle. Ils n’hésitent pas à accepter l’idée qu’on est plusieurs à l’intérieur. Ils font figure d’ovni dans le panorama. Raoul avait des idées très tranchées sur la photo mais pouvait me dire le lendemain que rien n’était coulé dans le bronze. Il n’y a rien de plus ennuyeux que des gens qui ont réponse à tout. Le politiquement correct appartient aux lâches.
Votre collaboration s’est arrêtée en 1994 après quatre films ensemble…
Raoul commençait à être fatigué. Physiquement c’était compliqué. Je me souviens de la projection de La Vie crevée à Locarno, en 1992, le film que nous avions fait avec Michel Piccoli. Philippe Garrel, le président du jury, est venu me voir : « C’est Raoul Coutard qui a fait votre film ? Comment il est ? — Il est super. Faut l’appeler ! » Six mois plus tard, il faisait le film de Garrel [La Naissance de l’amour, 1993]. Raoul m’aura appris une chose vitale : ne jamais privilégier la technique à l’émotion. Ce n’est pas grave si le travelling n’est pas tout à fait calé. Il faut oublier la perfection du mouvement pour aller vers l’essentiel : cette personne qu’on filme.
Depuis trois films, vous tournez dans la nature, dans des endroits sauvages. Avez-vous conçu Valley of love, The End et Les Confins du monde comme une trilogie sur la survie ?
Oui et non. Je ne choisis pas consciemment. J’ai un processus d’écriture qui tient plus de l’écriture automatique, qui n’est pas rationalisé. C’est en écrivant que je devine de quoi sera fait le film. Quand je suis intervenu à la FEMIS, c’était pour permettre aux étudiants de désapprendre ce qu’on leur enseignait. Je ne leur apprenais pas à écrire un scénario mais à faire confiance à ce qu’ils ressentent. La lumière, les mouvements de caméra ne peuvent pas être décidés a priori. J’essaie au contraire d’intégrer le décor dans la mise en scène, que ce soit la nature qui dicte sa loi. C’est très agréable de se laisser vampiriser par l’endroit. D’intégrer l’empreinte organique et climatique. C’est ce que je recherche quand je tourne dans des lieux puissants qui modifient la chimie du corps et du cerveau.
Avez-vous besoin d’un territoire hostile pour filmer ?
Sans doute. Même si encore une fois, ce n’est pas réfléchi. Tourner La Religieusedans des couvents où il n’y a pas de chauffage et où il fait moins quinze, c’est aussi une volonté d’enfermement et de se laisser transformer par le climat. L’Enlèvement de Michel Houellebecq, c’est aussi un huis clos. L’expérience la plus stimulante, c’est de trouver son espace de liberté dans la contrainte.
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En salle – Cinema Galeries.
VOF sous-titrée anglais
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