Faire le deuil d’une histoire d’amour en regardant des films à la chaîne. Voilà une idée qui n’est pas rare et qui a plus ou moins fait ses preuves par le passé. Ce qui est plus original, c’est d’en faire un film, mélange de journal intime et de discours sur le cinéma et l’époque. Quelle est la planche de salut découverte grâce à cette expérience foncièrement solitaire ? Le collectif.
SoFilm 25/09/2019
Voilà un film qui relève de la prouesse. Entre avril et octobre 2016, isolé dans la forêt alsacienne, Frank Beauvais a regardé 400 films. À partir de cette folie cinéphile, il a construit un singulier projet littéraire et cinématographique. Dans la bande-son de Ne croyez surtout pas que je hurle, Beauvais raconte sa vie, pendant que les images, issues de ces fameux 400 films, appuient la parole du réalisateur. Si Beauvais parle de la pluie, on verra pleuvoir dans un plan. Si Beauvais raconte qu’il a vu des films de l’Allemagne de l’Est, on verra quelques passages de ces films. Si Beauvais réfléchit à la nature grotesque des foules qui regardent le foot, on verra des foules grotesques. Mais l’image ne double pas le texte : elle le commente. Surtout que le journal de Beauvais est en soi un commentaire sur l’image, sur la « fatale attraction pour les films érigés comme un rempart esthétique contre la laideur du monde », sur une addiction dont le cinéaste veut se débarrasser. Ce jeu, ce dialogue entre l’espace intime du journal et l’espace public de l’histoire du cinéma, est ce qui donne au film une véritable consistance, l’éloignant du simple exercice conceptuel.
Il était une fois… Berlin Est
Un peu à la façon de Thomas de Quincey avec l’opium, Beauvais décide de faire quelque chose de productif de son addiction et la transforme en art narratif. Derrière son dispositif, Ne croyez surtout pas que je hurle raconte une histoire. Une double histoire, en réalité : d’un côté, celle de la propre genèse du film, de l’autre, celle d’un deuil. La première partie du journal de Beauvais nous présente le protagoniste comme paralysé. Six ans auparavant, alors qu’il était en couple, il décide de quitter Paris. Mais la relation échoue et il se retrouve au milieu de nulle part, entouré d’une nature qui ne l’inspire pas et d’une communauté rurale réactionnaire et homophobe. Les films deviennent son seul refuge. Petit à petit, c’est le dégel : des amis arrivent, il y a un voyage à Paris, la possibilité d’un retour à la ville, certains moments de joie, l’adieu final de son ancien compagnon. Cette période de deuil sentimental, auquel s’ajoutera la mort de son père, touche à sa fin. L’agonie est enfin derrière, et le projet cinématographique de Beauvais prend corps.
« Ne croyez surtout pas que je hurle » est un titre ironique, ambigu. Bien sûr qu’il hurle, Beauvais. Il hurle contre la solitude, contre son enfance, contre la mort de l’amour, contre le monde de la province, contre le gouvernement, contre le capitalisme. Mais, au milieu de ce hurlement, il découvre que la cinématographie communiste lui procure une clé morale. Il pense que ces films, à la différence de leurs équivalents narcissiques occidentaux, prennent en considération la dialectique entre les individus et la société, mettent en question l’autorité, le travail, l’éducation et l’Histoire, s’interrogent sur la participation à une utopie collective. L’antidote trouvé par Beauvais contre le chagrin ressemble à une version mise à jour et flexible du réalisme socialiste. Il s’agit de transformer la cinéphilie en action et de produire, de faire partie de l’expérience collective des artistes, ces losers. Son art est personnel, social, et terriblement méticuleux. Ne croyez surtout pas que je hurle aurait pu s’intituler Il était une fois… Berlin Est. Après tout, l’obsession de Beauvais n’est pas si loin de celle de Tarantino.