Le Monde – Jean-François Rauger – 14.08.2019
« Once Upon a Time… in Hollywood » : un regard nostalgique sur une époque révolue
A travers les péripéties de l’épatant duo Leonardo DiCaprio-Brad Pitt, Quentin Tarantino évoque le Hollywood de son enfance.
Le neuvième film réalisé par Quentin Tarantino constitue une forme d’aboutissement, comme la synthèse d’une œuvre débutée il y a vingt-sept ans et accédant enfin à la maturité. C’est un film qui contiendrait tous les précédents et qui en ferait, en même temps, la théorie. Ce mélange d’émotion, d’ironie et de réflexion n’étonnera que ceux qui n’ont pas vu que l’auteur de Kill Bill est l’inventeur d’un art très particulier, d’un cinéma tout à la fois néo-pop, brechtien et sadique.
Le lien avec le pop art s’y définirait par cet ennoblissement ironique des objets impurs du cinéma – le western italien, la Blaxploitation, les films d’arts martiaux chinois, etc.–, dans l’expression d’un goût pour des images venues du passé et qui seraient celles d’un art considéré comme peu légitime, ce cinéma post-hollywoodien qu’il affectionne. Des images qui se retrouvent, telles des vignettes détachées de leur contexte, intégrées dans son œuvre.
La distanciation est la conséquence logique de ce mécanisme qui n’oublie pas de rappeler régulièrement au public, grâce à certains effets, qu’il se trouve face à une représentation. Enfin, le sadisme du cinéma de Tarantino, comme une manière de contredire les qualités précédentes, soumet le spectateur à une tension où se mêlent jouissance et effroi.
Mais si Once Upon a Time… in Hollywood constitue sans aucun doute le chef-d’œuvre de son auteur c’est parce que l’on devine qu’à cette construction symbolique se mêle une série de sentiments personnels où l’auteur se dévoilerait lui-même un peu intimement.
Une réminiscence fantasmatique et régressive
Le titre du film, « Il était une fois… à Hollywood », énonce un programme et une promesse faite au spectateur : celle de lui faire assister à une fable. Il contient, en fait, tout à la fois l’annonce d’un récit situé dans le passé (quelques mois en 1969) et la garantie que l’on ne quittera pas le domaine de l’imaginaire, du conte de fées postmoderne, du conditionnel, de ce qui aurait pu être plutôt que de ce qui a été. Once upon a Time… in Hollywood est une réminiscence fantasmatique et régressive, un retour, pour le cinéaste, à une petite enfance et à la ville qui fut l’espace de celle-ci, le Los Angeles de la fin des années 1960, company town dont les habitants ont, pour la plupart, quelque chose à voir avec le cinéma, la principale industrie du lieu.
Elle est le théâtre des déambulations automobiles des deux protagonistes principaux, l’acteur de télévision Rick Dalton et son ami et cascadeur Cliff Booth. Leonardo DiCaprio fait du personnage de Rick Dalton un homme resté un enfant narcissique, naïf et capricieux, un comédien à la modeste gloire passée, sujet à d’infantiles crises d’ego démesuré et meurtri et tirant un profit égoïste du dévouement de son acolyte fidèle. La nostalgie de l’enfance n’a qu’un objet, et qui rend les autres inutiles. En ramenant symboliquement l’émotion du spectateur à celle-ci, le film débouche sur le sentiment que tout est déjà trop tard au moment où son récit se situe. Rick Dalton n’a été qu’éphémèrement une vedette, et encore est-ce à la télévision. Sa tentative de résurrection en acceptant de tourner tardivement en Italie ne semble plus la voie royale pour devenir la star qu’a été, cinq ans plus tôt, un autre comédien du petit écran (Clint Eastwood) venu inventer le western spaghetti.
Sous le signe de la dualité
L’humour ne dissimule pas le sentiment d’un passage inexorable des temps et le fétichisme cinéphilique ne peut que se porter sur des objets dérisoires – qui peut prétendre que La Grande Evasion, Matt Helm règle son comte ou La Vallée des poupées, titres cités, sont de bons films ?
Once Upon a Time… in Hollywood est placé sous le signe de la dualité, une structure qui se déploie à l’infini : le couple formé par les deux personnages masculins, les deux lignes de récit, puisque aux tribulations des deux compères s’ajoutent quelques moments de la vie de l’actrice Sharon Tate incarnée par Margot Robbie et dont le scénario imagine qu’elle habite la maison voisine de Rick Dalton. Car au portrait imaginaire des deux hommes s’adjoint la présence de celle, entourée de son groupe d’amis, qui fut sauvagement assassinée avec ceux-ci le 9 août 1969 par des hippies défoncés, manipulés par le gourou Charles Manson. La tragédie réelle va-t-elle détruire le fantasme juvénile ?
Un plan du film va soudainement jeter une lumière particulière. C’est celui des boîtes de conserve contenant de la nourriture pour chien, rangées dans un placard dans la caravane de Cliff et avec lesquelles il nourrit son dogue. Il semble convoquer de façon subliminale la série des boîtes de soupe Campbell immortalisée par Andy Warhol et le questionnement conceptuel qu’elle opère. Un objet quelconque, banal, peut-il se transformer en une œuvre d’art ? N’est-ce pas une question qui pourrait s’adresser au cinéma lui-même ? N’est-il qu’un art mécanique de la contrefaçon, de la copie, de l’imitation, lui-même n’a t-il pas été dédoublé plus pauvrement, mis en boîte justement, par la télévision elle-même ? Tout comme Rick Dalton n’est plus qu’un succédané des vedettes de l’âge d’or ? Derrière les goûts particuliers du cinéphile Tarantino se dévoile une sédimentation infinie où l’authentique ne peut se distinguer de l’artifice, l’unique de sa reproduction. Tout comme la « fausse » Sharon Tate vient admirer la vraie sur un écran au cours d’une séquence particulièrement poétique. Et les dernières minutes de Once Upon a Time… in Hollywood ne font-elles pas de l’imaginaire un des doubles possibles du réel plutôt que son contraire ?