Paterson de Jim Jarmusch ou l’exaltation bouleversante du quotidien par la poésie – Cinema Galeries

Paterson de Jim Jarmusch ou l’exaltation bouleversante du quotidien par la poésie

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    Télérama – Par Aurélien Ferenczi – 16.05.2016 
    Candidat à la Palme d’or, le réalisateur nous offre un long-métrage des plus poétiques. D’une simplicité et d’une puissance remarquables.

    Le titre du nouveau film de Jim Jarmusch, Paterson, réclame quelques éclaircissements : c’est d’abord le patronyme du personnage principal, joué par Adam Driver, c’est ensuite le nom de la ville du New Jersey, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de New York, où celui-ci est né et exerce la fonction (très utile à la communauté) de chauffeur de bus. Enfin, Paterson est le titre du plus célèbre recueil du poète américain William Carlos Williams (1883-1963), « grand œuvre » publié sur plusieurs années au lendemain de la guerre, hymne à la ville où, lui aussi, il naquit et vécut.

    Dans Paterson (le film), Paterson (le personnage) adore Paterson (le livre). Car notre fonctionnaire de la RATP locale écrit aussi des poèmes, sur un carnet qui ne le quitte pas : des textes courts, une drôle de prose poétique, d’autant plus poétique qu’elle est prosaïque, concrète, étonnamment simple. Parmi les sujets de ses poèmes, l’amour qu’il porte à Laura, sa compagne, qui l’aime autant en retour : un couple de fable, à la vie incroyablement harmonieuse et ritualisée.

    Rien que la vie qui passe

    Tous les matins, Paterson se réveille à la même heure ultra-matinale, précédant sans peine son réveil; tout le jour, pendant qu’il transporte les « patersoniens », écoutant, derrière son volant, telle ou telle conversation qui le fait sourire et peut-être l’inspirera, Laura (interprétée avec charme et humour par Golshifteh Farahani) redécore leur maison, avec un goût si obsessionnel pour le noir et blanc qu’on la croirait sortie d’un film de Tim Burton. Ou bien, nouvelle lubie, elle s’invente un avenir très hypothétique de chanteuse country grâce à la guitare qu’elle s’est acheté par correspondance…

    Avec eux, il y a Marvin, le bouledogue qui geint ou grogne, et que chaque soir, pendant la promenade vespérale, Paterson attache, comme un cow-boy attacherait son cheval, devant le bar où il a ses habitudes… Ni grandes peines ni grandes joies – à part celle d’aller voir au cinéma L’Ile du docteur Moreau(1932), avec Charles Laughton : « C’est si beau le noir et blanc, on croirait vivre au XXe siècle », s’exclame alors Laura. Pas de péripéties spectaculaires. Rien que la vie qui passe. Enfin, une idée de la vie…

    Film-haïku

    Magie généreuse, Jim Jarmusch rend cet humble quotidien infiniment plus séduisant que d’autres vies que la leur, qui seraient trépidantes et mouvementées. Sans jamais se départir d’une agréable cocasserie, le film exalte l’harmonie domestique, la sécurité rassurante des rituels. Il fait la somme des micro-bonheurs qu’apportent, érigés en habitudes, l’amour, l’amitié, le travail, la vie en communauté. Et l’écriture. Cette oasis de bonheur modeste serre le cœur, en empathie totale avec la voix grave du héros (Adam Driver finit par avoir des faux airs de Nanni Moretti), la dinguerie joyeuse de l’héroïne, les mimiques de Marvin. Elle émeut parce qu’elle figure une mesure en toutes choses, qu’on sait inatteignable…

    Ce qui pourrait être gentillet ou naïf se révèle ici magnifique, évoquant la grâce du cinéma du premier (ou du second) âge – La Foule, de King Vidor, portrait de l’homo americanus urbanus millésime 1928, époque où William Carlos Williams fréquentait les milieux d’avant-garde new-yorkais. Ou bien la simplicité des films de John Ford décrivant la vie dans une petite ville américaine. Soyons honnête : dans cet autoportrait à peine masqué du cinéaste, il y aura tout de même une péripétie. Un micro-accident dont on ne dira ni la nature ni la cause et qui prend des airs de cataclysme, aussi dramatique que la destruction des temples de Palmyre. Sauf que les temples de papier sont aisés à rebâtir…

    Il faudrait avoir lu Paterson, le livre, pour mesurer à quel point Paterson, le film, en est une adaptation très libre, voire un palimpseste savant. Car Jim Jarmusch a clairement composé un poème, un film-haïku, d’une simplicité et d’une puissance remarquables, candidat déclaré à la Palme d’or. Rares sont les films dont on sort en désirant illico courir au rayon poésie de la librairie la plus proche, en revenir les bras chargés d’ouvrages, ayant pris la ferme décision d’en lire une page par jour, qu’il pleuve ou qu’il vente, par exemple dans le bus que nous, on ne conduit pas. Tiens, les compositions de l’Américain Ron Padgett, par exemple, qui a prêté ses vers libres au film. Se mettre soi-même à écrire des poèmes ? Ce sera pour notre vie suivante…