Céline Sciamma raconte avec une infinie délicatesse une histoire d’amour impossible, sublimée par Adèle Haenel et Noémie Merlant.
Thierry Cheze – Première 17/09/2019
Mai 2019 restera à part dans la carrière de Céline Sciamma. Douze ans après son premier long métrage, Naissance des pieuvres, découvert à Un certain regard, elle a connu sa toute première sélection en compétition cannoise avec Portrait de la jeune fille en feu. Un baptême toujours stressant mais qui s’est déroulé ici de la plus radieuse des façons, l’accueil enthousiaste de la projection officielle ayant trouvé un écho idoine dans celle réservée à la presse. Cerise sur le gâteau, la cinéaste a même reçu le fameux coup de fil du samedi 13 heures, jour de palmarès, lui indiquant de revenir fissa à Cannes pour recevoir sa récompense. En l’occurrence l’une des premières de cette soirée, le prix du scénario. Mais, au visage et aux mots de Céline Sciamma, on pouvait deviner une déception. Celle de voir ce film si brillamment mis en scène et si puissamment interprété salué ainsi. On l’a dit et on n’a pas fini de le répéter au fil des sorties des œuvres majeures dégagées du palmarès (Une vie cachée, Le Traître…) au profit des sempiternels films à sujets, le jury d’Iñarritu n’a pas été à la hauteur de cette sensationnelle édition cannoise. Et même lorsqu’il distingue un film qui transcende son sujet comme ici, il se trompe de récompense. Prix de la mise en scène, double prix d’interprétation féminine, Grand Prix… Le choix était pourtant vaste pour saluer ce voyage dans la France de 1770 et l’arrivée sur les côtes bretonnes de Marianne, une peintre venue faire en secret le portrait d’Héloïse, une jeune femme rétive à toute idée de poser. Car ce tableau n’est pas une innocente œuvre d’art mais une commande de sa mère qui, ayant décidé de lui faire épouser un riche Milanais, l’expédiera ensuite à ce dernier pour qu’il la trouve à son goût. Or, tout juste sortie du couvent, Héloïse entend résister à ce destin dans lequel on veut l’enfermer avec pour seule arme sa colère sourde. Marianne va alors devoir user de mille et une ruses – à commencer par se faire passer pour sa dame de compagnie – pour parvenir à créer ce tableau dans ces conditions. Elle devra apprendre à scruter son modèle dans les moindres détails pour, le soir venu, coucher sur la toile les détails de ce corps. Et de leurs regards échangés naîtra un irrésistible sentiment amoureux qui mettra longtemps à dire son nom.
CONTE MODERNE
Portrait de la jeune fille en feu entre au Panthéon des plus belles histoires d’amour du 7e art. Celles où les sentiments enflammés dévorent de l’intérieur leurs protagonistes. Celles où un geste maladroit ou un regard un peu trop appuyé en disent plus que mille mots ou baisers langoureux. À l’image de son parti pris d’une quasi-absence de musique, Céline Sciamma signe un film d’une délicatesse infinie et fait monter le désir crescendo jusqu’à ce qu’il explose aussi tendrement que violemment. Car on ne se défait pas du poids des conventions par une simple succession de battements de cœur, aussi à l’unisson soient-ils. Pour son premier film d’époque en costumes, Céline Sciamma ne paraît jamais prisonnière du poids de la reconstitution. Elle y distille une modernité jamais criarde pour rappeler que des problématiques anciennes (les revendications des femmes artistes à plus de visibilité, la liberté entravée d’aimer qui on veut quand on veut…) n’ont hélas rien perdu de leur actualité. Cette modernité se retrouve dans l’interprétation de ses deux comédiennes principales.
DUOS DE FEMMES
Il est forcément émouvant de voir Céline Sciamma écrire un nouveau chapitre de son histoire avec Adèle Haenel, qu’elle a révélée sur grand écran. Cette Héloïse, elle l’a écrite pour elle. Et la comédienne révèle à travers la docilité intranquille de ce personnage une nouvelle facette de ses talents d’actrice décidément infinis. Face à elle, Noémie Merlant aurait pu occuper une position délicate. L’empêcheuse de tourner en rond dans un dialogue entre sa partenaire et leur réalisatrice. Il n’en est évidemment rien. Dans ce rôle de peintre qui cherche, elle aussi, à s’affranchir de sa condition et des préjugés sur son sexe et voit son amour se consumer à mesure qu’il lui permet d’accéder à une nouvelle étape de sa vie, l’héroïne du Ciel attendra franchit un nouveau cap. Parfaite de complémentarité avec sa principale partenaire comme avec les impeccables Valeria Golino (la mère d’Héloïse) et Luàna Bajrami (la servante qui se lie d’amitié avec les jeunes amoureuses, par-delà les rapports de classe) dans ce film poétique et politique d’une sensibilité infinie.