Jean-Claude Raspiengeas- La Croix ★★★★ – 20/03/2019
SUNSET : LE CRÉPUSCULE DE L’ÂME EUROPÉENNE
Après Le Fils de Saul, Oscar du meilleur film étranger en 2015, Laszlo Nemes revient avec un film énigmatique et somptueux, une manière de chef-d’œuvre.
En, 1913, à Budapest, dans l’effervescence de l’empire austro-hongrois, une jeune femme égarée assiste à la fin du monde d’hier.
1913, Budapest. Une jeune femme, arrivée de Trieste, cherche à se faire embaucher dans la plus prestigieuse chapellerie de la ville, celle qui coiffe l’aristocratie locale et les têtes couronnées. Stupeur. Irisz Leiter est la fille des anciens propriétaires, morts vingt ans plus tôt dans l’incendie de leur magasin. Le patron, Oszkar Brill, leur ancien commis, qui a rebâti l’entreprise et conservé l’enseigne, s’y oppose, sans jamais lui donner la moindre raison. De lourds non-dits planent sur leurs échanges. Des secrets inexprimés plombent l’atmosphère. Ils ne feront que s’épaissir.
La présence imprévue d’Irisz Leiter bouleverse un fragile équilibre, semble transgresser un tabou. Elle dérange. On se méfie d’elle. Les commentaires malveillants bourdonnent autour d’elle. Son apparition est chargée d’une menace diffuse. « Après tout ce qui s’est passé… », lui répète-t-on, sans jamais lui expliquer quoi.
Partout, on lui conseille à mi-mots de filer au plus vite de cette ville. Elle finit par apprendre qu’elle avait un frère, inconnu d’elle, à la mauvaise réputation. Il aurait tué un comte dans d’atroces conditions, vivrait replié avec une bande de malfrats dans les faubourgs de Budapest et fomenterait une insurrection populaire, dont l’une des premières cibles serait la maison Leiter.
Plus Irisz Leiter avance, moins elle comprend ce qu’on lui cache. Errante dans une Budapest effervescente et brumeuse, cette héroïne kafkaïenne se heurte à des murs invisibles, à une opacité infranchissable. Le passé n’est que mystère. Tout est à déchiffrer. Mais la vérité, introuvable comme son frère, ne cesse de se dérober. Quand elle passe de la magnificence de la chapellerie Leiter et des salons aristocratiques aux bas-fonds où mijote une probable révolution, tout s’obscurcit davantage. Irisz Leiter s’enfonce dans un monde que ronge l’inquiétude, sur le point de basculer dans le chaos.
Beau visage mystérieux comme un poème
Après Le Fils de Saul, révélation stupéfiante, premier film d’un jeune réalisateur hongrois qui fit sensation au festival de Cannes 2015, Prix du Jury puis Oscar du meilleur film étranger, Laszlo Nemes confirme, avec Sunset, cette très forte impression. Sa caméra ne quitte jamais le visage impassible de Juli Jakab, s’accroche à l’intensité nébuleuse de son regard, yeux bleus protégés par des chapeaux ravissants, qui fouille ce perpétuel insondable. Beau visage mystérieux comme un poème, éclatant comme un tableau, perdu dans un rêve éveillé, un cauchemar labyrinthique.
Par moments, Laszlo Nemes filme son héroïne de dos, silhouette embellie par sa robe élégante de modiste, à hauteur de nuque, renforçant l’impression de vulnérabilité, dans une atmosphère de canicule et de raffinement. Il resserre le cadre pour nous faire éprouver la perception limitée de cette jeune femme dans une ville bouillonnante où tout lui échappe. L’arrière-plan et le lointain demeurent flous.
Un film de peintre qui impose son style
À la sophistication de cette chapellerie de luxe répondent la grâce de la mise en scène de Laszlo Nemes, la fluidité des plans, la somptuosité des cadres et des choix chromatiques, le saisissement des lumières irisées, ciselées par son chef opérateur, Matias Erdély, la chorégraphie des personnages, les plans-séquences renversants de beauté, le tissage exceptionnel de la bande-son. C’est un film de peintre qui rejette les conventions et impose son style.
Après la quête d’un fils dans l’enfer de la Shoah, celle d’un frère au cœur de l’empire austro-hongrois, dans une Europe Centrale, à l’apogée de son rayonnement intellectuel et artistique, minée par ses pulsions d’autodestruction. Incrédule, impuissante, Irisz Leiter assiste au choc inévitable de ces deux aspirations qui mène à la guerre et à la ruine. Sunset ou le crépuscule d’une certaine idée de l’Europe qui, jamais, ne renaîtra de ses cendres.
En salle – Cinema Galeries.
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