Lorenzo Ciavarini Azzi, Culturebox, 18.10.17
The Square : fable caustique et drôle sur l’art contemporain
« The Square, le carré, est un sanctuaire où règnent confiance et altruisme. Dedans, nous sommes tous égaux en droits et en devoirs ». Rien que ça. Le pari de la nouvelle installation d’art contemporain appelée « The Square », au cœur de la prochaine exposition du Musée X-Royal, à Stockholm, est pour le moins ambitieux : à l’intérieur d’un carré tracé au sol, d’à peu près 4 m2, doit régner cet état d’esprit de main tendue à l’autre et de confiance réciproque. Ah, l’art contemporain !
Bobo bienpensant très convaincu
La Palme d’or de cette année à Cannes, « The Square », du réalisateur suédois Ruben Östlund, commence par cette critique qui pourrait paraître un peu facile de l’art contemporain. Certes. Mais le beau, talentueux et respecté conservateur du musée, Christian (l’excellent Claes Bang), y croit dur comme fer à ce message altruiste. L’art qu’il défend est le reflet d’une conviction profonde, sincère : cessons d’être méfiants les uns envers les autres et on ne pourra que mieux vivre tous ensemble. Et tant pis si cela est parfois difficile à transmettre à son plus proche entourage – ses deux filles chéries, pourtant armées d’une grande patienceà l’égard du paternel – ou à une journaliste étrangère (l’Américaine Elisabeth Moss, très convaincante également), jolie et souriante mais méfiante quant à la limpidité du message artistique. Evidemment, vous l’aurez compris, il y aura un grain de sable. Et il suffit de quelques anicroches dans la vie bien réglée de notre bobo bien-pensant pour que ses sacrosaintes valeurs volent en éclats, ou au moins en partie. Un jour où il s’apprête justement à venir en aide à une femme qui se dit agressée dans la rue, Christian s’aperçoit que cette agression n’est qu’une mise en scène visant à lui subtiliser portefeuille et portable. La recherche de ses biens perdus va l’amener à sortir du périph (de son périph personnel aussi), à la rencontre d’autres milieux. La confrontation sera éclairante.
Clichés balayés
Attention : le film de Ruben Östlund n’aurait aucune épaisseur s’il se limitait à pointer du doigt – et de manière attendue – la contradiction d’une gauche caviar pétrie de beaux principes. Ce n’est pas le cas. D’une part parce que Christian cherche réellement à les appliquer, ces principes, et sa sincérité atteint les limites du possible – et donc exclut toute facilité de jugement. D’autre part, l’universalisme du propos du film part avant tout d’une situation locale, nordique, d’un modèle étatique moderne, tolérant, et protecteur à l’égard des plus faibles. Le cliché est donc rapidement balayé. Mais évidemment le propos est universel et les contradictions de Christian, sa dualité parfois, sont les nôtres : celles de nos sociétés occidentales attirées par l’idéal de bonheur individuel et collectif mais confrontées sans cesse à l’inégalité, à la pauvreté visible, à l’altérité pas toujours facile à accepter – le rom, le migrant, l’enfant d’immigrés qui est intégré mais toujours différent, etc.
Enfin, « The Square » atténue toutes les généralités possibles sur le discours politique par la confrontation de celui-ci au microcosme de l’art qu’il décrit avec brio. On ne boude pas notre plaisir à découvrir ce tableau mordant et extrêmement drôle du milieu de l’art contemporain, de ses travers, tics et grands principes. Incroyable – et pourtant si vraisemblable – est l’incapacité de Christian ou d’autres responsables du musée de savoir expliquer l’intention d’une œuvre d’art. Bien vue, la bêtise des communicants chargés d’en fabriquer un message publicitaire. Désopilante, l’irruption d’un homme atteint du syndrome de la Tourette dans un ennuyeux débat sur l’art.
Incorrect et poétique
Ruben Östlund allie un humour grave et incorrect à la Kaurismäki à l’humour d’observation poétique hérité d’un Tati. Et maîtrise comme peu le cadre dans lequel se meuvent les personnages de sa comédie dramatique (ou l’inverse). Östlund avait déjà été remarqué pour « Snow Therapy » en 2014, sur un couple en crise pris dans une avalanche sur un ton pince sans rire. Avec « The Square », sa force est aussi de ne se soustraire à aucune réalité de la bêtise qu’il dépeint parfois, quitte à recourir, deux fois au moins, à des scènes d’une grande violence. Mais la mise en scène est là, le cadre et la lumière, qui font passer la pilule au public estomaqué. A voir, absolument. Pour rire. De nous, notamment.