Arnaud Schwartz , La Croix, le 01.02.17
Avec Brillante Mendoza, révélé et soutenu par le festival de Cannes, Lav Diaz est l’un des deux cinéastes philippins dont la réputation a franchi les frontières de leur pays pour s’imposer dans le paysage cinéphilique mondial. Homme de cinéma, mais aussi musicien et auteur de bande dessinée, Lav Diaz, 58 ans, est même considéré comme la figure pionnière du nouveau cinéma philippin, à laquelle le Musée du Jeu de paume, à Paris, a rendu hommage par une rétrospective en 2015.
Quand son confrère aime à prendre le spectateur aux tripes, dans des atmosphères saturées des sons de la ville, il préfère le noir et blanc, la déambulation, la poésie et le temps long. Très long, parfois, à l’exemple des 8 heures de son A Lullaby to the Sorrowfull Mystery, primé au festival de Berlin l’an dernier.
À côté de cette ample évocation de la révolution philippine, les 3 h 45 de son nouveau film, La Femme qui est partie, passeraient presque pour un court-métrage. Lav Diaz a toujours assumé ce rapport au temps, et force est de reconnaître qu’il sait l’employer à fort bon escient.
La Femme qui est partie est une œuvre intense, captivante, expérience d’une profondeur et d’une nuance époustouflante sur le désir de vengeance, le pardon, la rédemption, le sacrifice, l’empathie, la responsabilité de la faute… Le tout porté par deux interprètes impressionnants et filmé dans un noir et blanc magnifique, tout en palette de gris. Ces qualités n’ont pas échappé au jury de la dernière Mostra de Venise qui lui a décerné, en septembre dernier, un exigeant Lion d’Or sous la présidence du réalisateur américain Sam Mendes.
Magistrale tragédie
Le film évoque l’itinéraire d’une femme d’âge mûr, Horacia (Charo Santos-Concio), libérée après 30 ans d’une prison où elle s’employait à éduquer ses codétenues, notamment lors de séances de lecture. Venue d’un milieu bourgeois, elle retrouve sa fille devenue adulte et se met en tête de faire de même avec son fils, dont elle est sans nouvelle. Mais elle désire avant tout se venger de l’homme responsable de son injuste condamnation.Son projet la mène jusqu’à la ville où il habite, dans une luxueuse demeure plantée en surplomb d’un bidonville, cernée de hautes grilles et gardée par des hommes armés. Elle s’établit non loin, se lie à un vendeur ambulant, une fille des rues, rôde autour de l’église qu’il fréquente et distribue parfois son argent pour aider à remplir les ventres.
Un film complexe et magnifique
Une rencontre vient troubler ses plans : Hollanda (John Lloyd Cruz), travesti, prostitué, frappe un soir à sa porte, à demi-inconscient. Il a été battu. Elle le recueille, le soigne, l’héberge. Venu dans cette ville pour se laisser mourir loin de proches qui l’ont rejeté, il trouve en elle une bienveillance, un amour qu’on ne lui avait jamais prodigué… À partir de cette trame, Lav Diaz déploie pas à pas un film complexe et magnifique, où se manifestent toutes les ombres et les lumières d’une humanité irréductible au bien ou au mal, dont la part de culpabilité et le désir de rédemption ne cessent de se déplacer et se recomposer dans d’incessants mouvements de convection. Au final, les quatre heures ou presque n’en paraissent pas deux, et le spectateur s’en va, riche de personnages inoubliables et de questions spirituelles qui l’accompagneront longtemps.
https://www.youtube.com/watch?v=5Esfgov_q38
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