A travers le destin du mafieux repenti Tommaso Buscetta qui déclencha un procès majeur en balançant ses anciens alliés de Cosa Nostra dans les années 80, Marco Bellocchio signe une fresque magistrale sur la décomposition d’un monde sans valeurs.
Camille Nevers pour Libération
Dans ce très grand film qu’est le Traître, deux genres, l’un politique, l’autre intimiste, font un pas chassé : un film de procès et un film de «famille» alternent et se mêlent. Dans un film de famille, l’ouverture chorale est signe de romanesque et de tragédie embusqués, manière d’attester que la grande réunion aussitôt terminée (ce faux «théâtre» lâche l’hôte des lieux) s’abattront la discorde et la guerre. Le Traître commence comme il se doit au cours de cette fête en guise de trêve feinte : la fête de Santa Rosalia, protectrice et patronne de Palerme, ce 14 Juillet à la sicilienne. Les différents clans de Cosa Nostra, Corleonesi et Palermitains, se donnent l’accolade, dansent, boivent, se toisent dans une virilité requise, prennent la pose pour la photo de groupe, une arme sous la veste après le feu d’artifice. Nous sommes à l’aube des années 80.
Le Traître s’ouvre aussitôt à une subtilité déconcertante qui ne le quittera plus, à cette espèce de polysémie dans le tapis – Marco Bellocchio, grand cinéaste jamesien. Cela, à cause de l’indiscernabilité du sens des mots, de leur dangerosité : la parole d’allégeance au milieu qui engage à la vie, à la mort. Ce double sens constant, cette indécision, grignote peu à peu le déroulé des faits jusqu’à parvenir à une ambivalence morale d’envergure : ainsi le sens relatif de termes comme «patronne» et «chef» (capo dei capi) de la ville, «honneur», «loyauté», «trahison», «justice» ou «famille», conférant des valeurs successives et contradictoires au bien et au mal dont la puissance d’évocation est fonction de la variable d’ajustement d’une conscience morale : celle de Tommaso Buscetta, le traître loyal.
Vengeance froide
Toto Riina, corleonese, est sur le point de décréter le massacre des chefs de familles rivales de Palerme pour asseoir son pouvoir absolu sur Cosa Nostra. «La seconde guerre de la mafia» qui ensanglante l’Italie des années 80 (un millier de morts), c’est lui qui la déclare, comme c’est lui qui commandite l’assassinat d’édiles du pôle antimafia qui œuvrent à l’incarcération des 475 mafieux et à la tenue du maxi procès à Palerme à partir de 1986, en tête desquels le meurtre minable du juge Falcone, autre personnage central, hanté, du film. Celui par qui le scandale arrive, ce Buscetta, Bellocchio et son grand comédien Pierfrancesco Favino s’attachent à le sortir de l’incognito d’arrière-plan desdits «repentis». La flamme qui a permis d’allumer le grand feu, c’est lui, et c’est lui le sujet du film, son étrange héros, non Riina, le personnage-titre : le Traître. L’homme d’honneur manque à sa parole, trahit les traîtres – ambivalence de l’idée de traîtrise -, se dévoue à une «cause» nouvelle à laquelle se montrer fidèle, par cohérence morale et non par repentance, se défend-il : la lutte contre le crime, y compris d’Etat, la justice publique rendue qui est, aussi, le seul moyen de sa vengeance froide, de se faire justice en mémoire de ses fils qu’il a le remords d’avoir lâchés et qui furent exécutés durant son exil au Brésil.
La subtilité de Bellocchio tient une fois de plus à filmer son monstre «de côté», à s’autoriser un angle de biais, entre hagiographie et vérité historique, contre-fable édifiante et littéralité du point de vue : via l’épouse du Duce dans Vincere, ou ici via Buscetta. Le portrait du traître offre un point de vue imprenable sur Riina et Cosa Nostra en même temps que sur la société italienne, sa justice, ses arcanes, tours et détours administratifs, pénitentiaires ou judiciaires, dont le cinéaste scrute avec une grande minutie les détails, la vie carcérale, les coquetteries, les gueules, en mettant en exergue la relation inédite de Buscetta et Falcone qui ont pour seul point commun de fumer énormément. Ce respect grave entre ennemis complices, deux hommes dont la tête est mise à prix, qui grillent une cigarette après l’autre le temps de leur sursis. L’univers de Bellocchio, foncièrement hanté par la mort depuis toujours, trouve avec le Traître sa méditation la plus bouleversante, le plus beau des films-traités du cinéaste : un traité des tourments.
Le Traître est livré au fardeau infini d’une conscience criminelle. Sa seule peur est faite d’attente pure, celle de son châtiment. Ce qu’il y a d’impressionnant dans le style de Bellocchio, c’est son faux naturalisme – non pas feint : faux. Puisque tout naturalisme esthétique relève de la feinte, de l’imitation la plus «naturelle» possible d’une réalité relatée, représentée et reproduite. Mais qu’est-ce que ce «faux naturel» alors, qui rend le film si beau et changeant, modulant sa tonalité à tâtons, séquence après séquence ? Disons ce quelque chose de jamesien de Bellocchio. Ce «fantastique naturaliste», ce goût du cloître, de l’autel, des alcôves et des confessions, des maisons hantées, des cellules et des pénitences. Des trous de serrure et des images dans le tapis. Portraits opaques, plus cérébraux que psychologiques, au gré de dialogues brillantissimes, suraigus, où chaque mot est familier mais leur totalité indéchiffrable, sens suspendu à l’énigme comme aux lèvres des personnages. Voyez la figure magnifique de Totuccio Contorno, l’ignorant teigneux qui ne parle que sicilien, le seul copain qui reste, le repenti lui aussi d’avoir réchappé à son exécution. C’est l’occasion de scènes de procès babéliennes, hilarantes, les regards et les langues dispersés comme tout au long du film : italien, romain, sicilien, portugais, et la chanson en espagnol. Le Traître, comme tout grand film de famille, suit le processus d’une dispersion.
De cage en cage
Bellocchio a une façon géniale de laisser des «jours» entre les plans, les visages, les temps de sa chronique. Cette façon de poser la question du montage et du découpage en termes de jointures visibles et d’intervalles laissés, par une qualité de solitude, et de savoir isoler les corps, les regards, les présences posées. Le Traître, sans se satisfaire d’une virtuosité systématique, laisse voir les vides entre les choses inajustées. Les sauts dans le vide insensés (l’épouse de Buscetta tenue au-dessus du vide entre deux avions) forment les pleins et déliés d’un film sans cesse renégocié. C’est ce qu’il y a de plus fascinant, le temps que le film passe à ça, à ménager ces petites enclaves, ces moments courts qui ne sont peuplés que des attentes et des déplacements, d’une pièce à une autre, d’un pays à un autre, d’une scène à la suivante : comme le moment sidérant du rapatriement de Rio en avion, tous ces hommes affalés, sommeillant, ou plus tard, après la parano au resto, la fuite en voiture vers un nouvel exil américain. Idem, les temps passés entre salle d’attente et salle de tribunal et retour, de cage en cage des mafieux qui font le cirque.
Filmer son concitoyen comme un étranger est la meilleure façon d’en saisir à la distance souhaitée le territoire intérieur et le pays objectif, sans folkore du chez-soi. Bellocchio précède Buscetta, l’entraîne à travers les pays et langues, au gré de face-à-face qu’il faut appeler des «face-à-dos» (scénographie magistrale au tribunal). C’est le portrait parfait d’un Sicilien. Et de sa résistance sans gloire, et sans déshonneur. C’est bien la preuve qu’à la différence du cinéma français, le cinéma italien existe, persiste, documentant toujours, résistant à lui-même et à sa patrie. Pas de mise en scène pure, purement une mise en scène : la liberté conquise d’une vieillesse lâchée, anarchique, rien à perdre, de ce cinéaste qui réalise un film de génie, brûlant les yeux.