Ecrit par Jacques Mandelbaum pour Le Monde, 21.03.2017
« WRONG ELEMENTS » : Jonathan Littell sur le fil du mal
L’auteur du roman «Les Bienveillantes » consacre un documentaire vertigineux aux enfants-soldats d’Ouganda.
Geoffrey et Nighty, tous deux enlevés enfants par l’Armée de résistance du Seigneur. Le premier fut l’un des gardes du corps de Joseph Kony, la seconde l’une de ses épouses. LE PACTE
L’avis du « Monde » – à ne pas manquer
On savait qu’à l’instar de son père, Robert, Jonathan Littell cumulait un talent tant journalistique que littéraire, une filiation tant américaine que française. Il faut à compter d’aujourd’hui ajouter le cinéma au nombre des talents du fils, en admettant que l’auteur du roman Les Bienveillantes, Prix Goncourt 2006, est également capable de signer un documentaire, remarquable, qui ne suscite pas la moquerie des cinéphiles à l’égard des littérateurs glissant avec prestance sur la peau de banane cinématographique.
Non moins que son grand œuvre littéraire – Les Bienveillantes donne en mille pages les pseudo-mémoires de guerre d’un ancien SS féru de style et de culture –, le film distille un sentiment de gêne aux entournures. Tourné en Ouganda, il offre comme personnages d’ex-enfants-soldats, libérés de la guerre une fois devenus adultes. Cette guerre, souterraine et atroce, il faut d’emblée la situer et la préciser. Ex-protectorat britannique devenu indépendant en 1962, l’Ouganda est une fédération d’ethnies qui, dans leur quête du pouvoir, plongent d’emblée le pays dans la guerre civile avant que le putschiste Idi Amin Dada n’y impose, en 1971, une dictature sanglante.
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Milices d’illuminés
Son opposant et successeur à la tête du pays, Yoweri Museveni, nonobstant une thèse de jeunesse sur Frantz Fanon, un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste, n’a plus quitté la fonction présidentielle depuis 1986, elle aussi conquise sur un coup d’Etat. Ramenant la paix et même une certaine prospérité dans le pays, l’autocrate Museveni doit toutefois affronter une terrifiante guérilla sévissant dans le Nord, soutenue par le régime islamiste de Khartoum depuis la savane sud-soudanaise.
Spécificité de ce mouvement rebelle, baptisé Armée de résistance du Seigneur : sa conduite par le chrétien illuminé Joseph Kony, désireux d’instituer en Ouganda une théocratie fondée sur le Décalogue biblique, sa politique d’enlèvement d’enfants sur une large échelle (on estime leur nombre à 60 000 en vingt-cinq ans de conflit), ses razzias sanglantes combinant massacres sadiques et pillages (100 000 morts, 2 millions de déplacés).
Jonathan Littell délaisse la perspective historique pour mettre le facteur humain au cœur de son récit
Aujourd’hui chassé de la frontière ougandaise, le mouvement se réduit à quelques centaines d’individus, le fugitif Joseph Kony étant poursuivi par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Reste les enfants – filles violées, garçons contraints de tuer – devenus adultes, rentrés au pays pour ceux qui ne sont pas morts au combat, et amnistiés.
Jonathan Littell délaisse la perspective historique pour mettre le facteur humain au cœur de son récit
C’est à trois d’entre eux que Jonathan Littell s’intéresse, délaissant la perspective historique pour mettre le facteur humain au cœur de son récit. Certains le regretteront, tant il est vrai que les conditions politiques, ethniques et sociologiques de l’apparition d’un Joseph Kony, réduit ici à un lointain et mystérieux symbole frénétique, auraient été passionnantes à mettre en lumière.
Du moins le titre et l’incipit du film – « La guerre doit débarrasser la société de tous ses mauvais éléments » – reprennent-ils un propos de la « prophétesse » rebelle Alice Auma Lakwena, fondatrice d’un Mouvement du Saint-Esprit dont les membres attaquaient les troupes de Museveni le corps oint de beurre de karité. Défaite, elle a vu Kony prendre sa suite.
Ainsi, l’horizon d’apparition de cette rébellion se trouve-t-il assigné dans l’ethnie acholi, communauté foulée aux pieds par l’Empire britannique, réduite à la misère, puis devenue sous le régime d’Amin Dada le vivier de l’armée régulière. Ces jeunes soldats humiliés par leur défaite contre Museveni, symbole des ethnies méridionales dominantes, embrassent à leur retour dans le Nord un néochristianisme syncrétique et apocalyptique et mettent à feu et à sang leur propre communauté.
Vertige moral
Mais ce n’est pas vraiment ce film-là qui a intéressé Jonathan Littell. C’est celui de la responsabilité des hommes dans le mal qu’ils commettent, et plus précisément la difficulté à l’établir dans un cas aussi épineux que celui des enfants-soldats, dont le cerveau a été lavé par leurs ravisseurs. Voilà pourquoi faire la connaissance de Geoffrey, Mike et Nighty est une expérience qui confine au vertige moral. Ces garçons et cette fille ont été kidnappés adolescents. Les garçons ont massacré à leur tour des civils pour survivre, Nighty a été promise à Kony, qui lui a fait un enfant.
Ils refont tous, à l’initiative du réalisateur, le voyage vers la savane soudanaise. Les souvenirs remontent. Leur frayeur, la ruine de leur enfance, leur culpabilité, tout cela est palpable. La grandeur du film consiste dans la neutralité « bienveillante » qu’adopte à leur égard le réalisateur. A rebours de l’Américain Joshua Oppenheimer, qui montrait la pure monstruosité des bourreaux indonésiens dans le chef-d’œuvre The Act of Killing (2012), Jonathan Littell nous montre, quant à lui, l’humanité de bourreaux saisis dans leur condition de victimes.
De sorte que ce qu’on exige de toute œuvre, son universalité, se trouve pris ici dans une troublante contradiction, tant son sujet est singulier. C’est d’ailleurs ainsi que Littell s’intéresse au Mal : ni dans sa monstruosité, ni dans sa banalité, mais dans sa singularité.